A propos de Vincent Clerc
Vincent est mon ami. Et un peu mon petit frère aussi. Mais il est surtout mon camarade de plume. Vincent est artiste au sens plein du terme. Sa vie, toute sa vie n'est faite que d'art. Il écrit des romans, des nouvelles, des contes pour enfants et des contes pour adultes. Il écrit des poésies, des proses poétiques. Il écrit des chansons, les met en musique. Et les chante. Il joue du piano, de la trompette, du bugle.
Mais il y a un "mais" chez mon ami Vincent. Un "mais" gros comme une boule étouffante dans la gorge. Et j'ai peine à le dire. Je sais pourtant qu'il me revient de le dire. Et je le dis. Je le dis la mort dans l'âme. Un peu comme si révéler son mal et ses souffrances aggraverait sa situation, en le diminuant aux yeux de ses collègues de plume et de pinceaux. Aux yeux surtout de ses lecteurs, ses admirateurs.
Vincent, mon ami, n'a pas été formaté pour vivre comme vous et moi, une vie normale. Vincent vit dans des ailleurs qui le malmènent. Rudement. Durement. A se faire souvent hospitaliser.
Et dans tout cela qui fait une vie bien trop lourde à porter, Vincent consacre la totalité des rares répits à s'adonner corps et âme à son art. A ses arts.
Je lui rends visite aussi souvent que je le peux. Loin de la foule, loin de tout ce qui fait la vie de tous les jours. Il ne me dit que quelques mots des affres de sa vie. Et à mon tour je lui dis en peu de mots toute la peine que j'ai à porter la mienne de vie.
Le reste du temps, tout le reste de notre temps, nous ne parlons que d'art, de poésie, de peinture, de littérature. Et d'amour. Oui Vincent et moi nous avons la même conception de l'amour. L'amour absolu, qui ne cède pas un pouce à tout cela qu'on nous dit bien-être-confort-bienveillance-et patati-et-patata. Et tous les prends-soin-de-toi qui vont avec... Je suis un des rares à le lire avec régularité.
Et Vincent me lit aussi. Autant que se peut. Même quand le corps est abattu par ces hordes de médicaments qui le soulagent tout en en faisant parfois un légume.
Mais jamais Vincent ne se laisse légumer. Face à moi, même quand il n'est pas en forme, et le moins qu'on puisse dire, il fait un effort gigantesque pour dire l'art qui l'habite. Mais aussi pour maintenir son corps droit. Ou pour le redresser. Et s'il oublie, s'il se laisse courber pendant que les mots tardent à lui venir, je le lui rappelle avec tendresse, et avec le regard qui sait que tout cela ne va pas de soi, que toute cette vie est rude à mourir. Et je me moque en lui disant que moi je suis tout le temps voûté.
A chaque visite, Vincent me parle sans cesse. Il le fait aisément quand son mal lui en laisse quelques fois le loisir. Ou avec le peu de mots qui veulent bien se balbutier, s'ordonner.
Vincent aime la vie. Bien que plus que moi.
Mais je garde en tête le jour où il m'avait fait un troublant aveu. Il était en bon état, mais il m'avait parlé comme si chaque mot lui coûtait autant qu'une escalade de montagne. C'était juste une prudence langagière. Une infinie prudence.
Ce jour-là, il m'avait dit que même si souvent il rêvait d'une vie normale, il se demandait si sans ces fichues hallucinations qui le broyaient, s'il aurait eu tout de même cette grâce de vie d'artiste qu'il chérit plus que tout. Et dans sa bouche hésitante, et dans ses mots à moitié perdus avant de sortir de sa gorge, j'avais eu le sentiment qu'il prenait son mal comme une offrande divine.
Et ce jour-là, moi aussi j'avais reçu ses mots comme on reçoit de belles offrandes.
Vincent, vu par un ami, Mustapha Kharmoudi, écrivain bisontin.